jeudi 20 novembre 2014

Tremblementaire, mon cher Witold !




   Je vous présente, en tremblant, mais pas de terre, quelque idole de mon enfance : le génial Witold Gombrowicz. L'obsession de la gueule et de la cuculisation, l'immature maturité, la grimace et la distanciation, voilà qui parlera zà mes chers connaisseurs de notre cher Witold. Toujours à grincer des dents et du rictus, le Witold ! Il ricane, il s'irrite, il démolit : les poètes, Dante, Jorge Luis Borges, le musée du Louvre, et cetera et c'est bien drôle ! Ce qui, par dessus tout, agaçait ses détracteurs, c'est qu'il parvenait toujours à légitimer sa mauvaise humeur et son sardonisme par quelque perverse rhétorique ! Il raille tout en feignant de raisonner et d'argumenter, mais avec une telle agilité spirituelle que les philistins, débordés par le verbe sophistiqué, ne peuvent que courber le dos et l'âme. A présent trêve de vaine publicité, ecce Gombro : 
 
 
 Le cancer ne donne pas la pipe.
 
 
 
   Et Hector Biancotti m'a mené au Louvre.
   Cette foule sur les murs, ces tableaux bêtement accrochés l'un près de l'autre. Le hoquet que donne cette accumulation. Une cacophonie. Une foire. Léonard échange des torgnoles avec le Titien. C'est le règne du strabisme car dès qu'on regarde l'un, l'autre vous saute aux yeux de biais... On va de l'un à l'autre, on s'arrête, on examine. La lumière, les formes, les couleurs auxquelles on prenait plaisir un instant plus tôt, dans la rue, s'entrecroisent ici et se brisent en tant de variantes qu'elles vous chatouillent le gosier comme une plume de flamant à la fin d'un banquet de la Rome antique.
   On arrive finalement devant le coin sacré où elle trône, Elle, la Joconde ! Salut, Circé ! Aussi laborieuse que lorsque je l'avais vue jadis, infatigablement occupée à transformer les hommes, sinon en pourceaux, du moins en nigauds ! Cela m'a rappelé l'effroi de Schopenhauer devant l'éternité du mécanisme en vertu duquel je ne sais plus quelles tortues sortent de la mer chaque année, depuis des millénaires, pour déposer leurs œufs sur une certaine île, et sont dévorés chaque année, après leur ponte, par des chiens sauvages. Ainsi chaque jour, depuis cinq siècles, une petite foule se rassemble devant ce tableau pour pouvoir bayer aux corneilles comme une bande de crétins... Clic ! C'était un Américain avec son appareil photographique. Les autres sourient, indulgents, sans comprendre, les bienheureux, que leur docte indulgence n'est pas moins sotte.
   En gros, c'est la sottise qui déferle dans les salles du Louvre. Un des endroits les plus sots du monde. Ces longues salles...
   Quarante mille peintres dans cette ville, tels quarante mille cuisiniers ! Tout cela tripote dans la beauté. La fabrication de celle-ci sur toile grâce à des doigts raffinés leur permet de cultiver en eux à dessein, dirait-on, la laideur ; ils prennent fréquemment l'apparence de monstres dont la beauté réside seulement dans le bout de leurs doigts. On pénètre dans cette peinture comme dans une dépravation de vaste envergure, comme dans une gigantesque mascarade où un créateur artificiel produit artificiellement pour un artificiel consommateur dans un concert de marchands, de snobs, de salons, d'académies, de richesse, de luxe, de critiques, de commentaires, où tant le marché que l'offre et la demande constituent un système abstrait, fondé sur la fiction... Et est-il étonnant que Paris en soit la capitale ?
   Le modèle qui se déshabille pour un peintre répond à la femme qui s'habille chez Fath ou chez Dior. Toutes deux, dans un instant, cesseront d'être nues. La nudité de l'une deviendra le prétexte d'une robe ; la nudité de l'autre se perdra dans un tableau. L'une deviendra "élégance". L'autre, "art".


   Witold Gombrowicz - 1963 Journal Paris-Berlin




 
 
 
 
 
 

2 commentaires:

Qu'enfin quelqu'un me quelque parte :